Un peu avant la fontaine de Roland, sur la route de Roncevaux, voici le texte inscrit sur la stèle posée pour l'année Compostelane 1999

Stèle sur le chemin vers Roncevaux

Roncevaux et l'Histoire...

... Le temps est bien maussade ce matin, aux portes de St jean-Pied- de Port et Jerôme marche.

Dans la montée vers Hontto, le petit crachin se mêle sur son visage aux perles de sueur.

Il disparaît bientôt nappé dans le brouillard, tel un passe muraille : dans ce tunnel blanchâtre, hors son bâton, ses chaussures et un bout d'asphalte, rien ne peut le distraire.

Le silence extérieur rend ses pensées presque bruyantes. D'ailleurs qu'importe le soleil ou la pluie, le silence ou le bruit, le jour ou la nuit. La route est encore longue qui mène à Saint Jacques en Galice.

Il est bientôt 9h, ce 25 juillet, et Jérôme marche toujours.

Une croix de pierre. Il quitte la route dure, noire, et s'engage sur l'herbe rase qui tapisse la trace de l'antique chemin. Insensiblement, le brouillard devient brume. Il se dissipe sagement, en caressant les rochers de Leizar Atheka. Il les enveloppe et transforme leurs contours en derviches fantômes : Jerôme le pèlerin, devine par instants fugaces le disque pâle du soleil : au beau milieu du chemin, fatigué, il pose son sac, s'assoit et se cale contre lui. Ses yeux se ferment lentement sur l'armée des petits hêtres embusquée en face, à dix pas.

En face, à dix pas, Valerius Cornivus, le vieux centurion de la Legio III Flavia, sourit : il retourne par ces monts en Aquitaine : lui reviennent en mémoire les combats et sa blessure en Cantabrie. Le regard du consul Octavius Augustus, et ce sourire de la belle Ibère sur le pont de Deobriga.

Tout près du ravin, Bernard-Antoine Carrère grimace : là, ce 25 juillet 1813, un furieux coup de sabre anglais lui enlève la moitié de l'avant-bras : tant de campagnes glorieuses avec son 50ème de ligne sans une égratignure, tant de batailles victorieuses, d'Ulm à Salamanque, pour vieillir - demi solde et presque manchot.

Et là, à dix pas, l'émir Abb-al-Rahman al-Gateki prie et remercie Allah : entre ces deux rochers et bien au-delà, l'herbe a disparu sous les sabots des innombrables montures de son invincible armée : et bien loin, vers Poitiers, Charles dit Martel, duc d'Austrasie, prie et implore l'aide de Dieu.

Un peu en contrebas, Arzain Zahar médite. L'Orhy pour horizon ; sa seule fortune, c'est ce petit troupeau qu'il accompagne de croupes en vallons : sa vie et sa mort sont ici : et au centre du cercle de pierres, là-bas, gisent les charbons du bûcher : le bûcher qui consumait, il y a de longues lunes la dépouille de son père.

Un cheval hennit. Jerôme esquisse un léger sursaut : une vague impression de gorge sèche, il somnole.

Non loin du passage étroit, Aymeri Picaud boit. Sa calebasse est presque vide, son estomac aussi : le baluchon se fait lourd et les lieues longues vers Compostelle : où est donc ce fameux prieuré de Roncevaux et son pain frais, sa soupe odorante, son vin rubis, et sa paille souple ?

A dix pas aussi, Charles Dinigo se cache : La Gestapo à ses trousses, vingt ans et l'envie de se battre : aux tortures du tort du Hâ, mieux vaut l'arrestation par Carlos Sanchez, le garde civil franquiste qui surveille, de sa cahute, la frontière à Bentarte : ... le camp de Mirandas, Gibraltar et qui sait ? peut-être à Londres.
Là-haut, à mille pas, Loup, duc deVasconie, patiente : de la crête du Xangoa, il voit toute l'armée duGrand Charles : de l'avant, où sont des fantassins francs avec les otages, basques et musulmans.

Jusqu'aux mules à l'arrière, chargées du butin pris aux navarrais à Pampelune :

Dans une heure, au milieu d'une tourmente de rocs et de traits, Roland agonisera et avec lui, Eggihard et Anselme et bien d'autres.

Tout près, sur le chemin, Jeanne tremble. Le convoi de chariots et de voitures est bloqué par la neige. Son Altesse, la princesse Elisabeth de Valois, promise au maître de toutes les Espagnes, Philippe II, est fiévreuse. Jeanne lui sert la potion prescrite par sieur Gaston Moncade, le chirurgien : elle la goutte, grimace et la jette à dix pas.

A dix pas, à cent pas, à mille pas, la brume disparaît, la brume a disparu : le soleil réchauffe le visage de Jérôme : sa mémoire se fond dans la Mémoire, son histoire dans l'Histoire.

Il ouvre doucement les yeux, il a soif : le parfum de Jeanne danse dans la brise du sud : quelque part, la clochette d'Aymeri tinte a capella : vers Elizachar, un cheval hennit.

Il est temps de suivre son chemin...

Année sainte compostellane 1999